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Isabelle Stengers : « Les sorcières néopaïennes et la science moderne »

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Scientifique de formation et aujourd’hui professeure de philosophie à l’Université Libre de Bruxelles, Isabelle Stengers désigne les paroles sorcières dont usent le système capitaliste et « la science » pour justifier leur emprise. Des siècles de culture ultra-rationaliste et d’industrie ont éradiqué et discrédité tout ce qui relevait du commun, nous laissant vulnérables et impuissants. Pour récupérer une puissance de penser, d’agir et de coopérer, Isabelle Stengers convoque les activistes du « reclaim » et autres sorcières néo-païennes, qui nous invitent à résister à l’envoûtement capitaliste, au-delà de l’alternative entre réformisme et révolution.

Dans La sorcellerie capitaliste(1), écrit avec Philippe Pignarre, vous décrivez le capitalisme comme un « système sorcier sans sorcier ». Entendez-vous par là que le système économique et social dans lequel nous sommes plongés relève d’un ordre magique ?

Quand il n’est pas réduit à une simple métaphore, le mot « magie » ne sert plus guère qu’à établir des oppositions entre nous – qui vivons un monde où la rationalité est censée prédominer – et les autres peuples qui « croient encore en la magie ». J’ai pour ma part voulu prendre au sérieux la magie, sans me poser la question d’y croire ou de ne pas y croire. Avec Philippe Pignarre, nous parlons de « système sorcier » (c’est-à-dire d’un système utilisant une magie malveillante) pour dramatiser ce qui devrait nous faire penser aujourd’hui : le maintien, voire même l’intensification de l’emprise capitaliste, alors que ces dernières décennies, avec le déchaînement de la guerre économique, la référence au progrès a perdu toute évidence.

Dans les années 1970, on pouvait imaginer qu’en critiquant la notion de progrès, on s’attaquait à l’idéologie qui assurait l’emprise capitaliste. Or aujourd’hui, sauf pour quelques illuminés, la notion de progrès semble n’être plus qu’un réflexe conditionné, une ritournelle. Pourtant, l’emprise n’a pas faibli, bien au contraire.

Associer notre sentiment d’impuissance à l’efficace d’une « attaque sorcière », c’est d’abord dramatiser l’insuffisance de la notion d’idéologie ou de croyance idéologique, c’est attirer l’attention sur la manière dont l’emprise a pu continuer à fonctionner, hors croyance. C’est aussi dramatiser le fait que, contrairement aux traditions culturelles pour qui les attaques sorcières sont un sujet de préoccupation pratique, nous, qui pensons « idéologie », sommes vulnérables. Nous n’avons pas les savoirs pertinents pour identifier et comprendre les dispositifs de capture et de production d’impuissance. Or, là où l’on pense que les sorciers existent, on apprend à les reconnaître, à diagnostiquer leurs procédures, à s’en protéger, voire à contre-attaquer. Nous, nous critiquons et dénonçons les mensonges, mais si la dénonciation avait été efficace, le capitalisme aurait crevé depuis longtemps.

Nous n’avons donc pas lancé d’appel à croire aux sorciers, mais à reconnaître les attaques sorcières. Ceux qui, par exemple, ont transformé l’expression déjà boiteuse de « développement durable » en « croissance durable » ne « croient » pas à la sorcellerie mais la pratiquent : ils capturent, détournent, piègent. Nous sommes en cela de plus en plus sujets à des paroles sorcières. « Sois motivé ! », « Aies un projet ! » : les mots du management (la motivation, l’engagement, etc.) appartiennent à des dispositifs qui fonctionnent comme des toiles d’araignées – plus on se débat, plus on est pris, comme des mouches. Pas d’illusion idéologique, dans ce cas, mais une terrible efficacité sorcière.

Le socle de la croyance au progrès était solide dans les classes populaires au début du XXe siècle : le « Nos-enfants-auront-une-vie-meilleure » justifiait travail et sacrifice. Aujourd’hui, presque plus personne ne croit vraiment que ce sera le cas. La croyance au progrès n’est plus qu’une manière, dans la situation actuelle, de s’en remettre aux experts, aux scientifiques, aux nouvelles technologies… L’impuissance face au cours des choses nous pousse à penser qu’eux seuls pourront nous préserver des dangers qui s’accumulent à l’horizon…

On retrouve ici la signification pauvre du mot magie dont je parlais il y a un instant. On veut croire que « comme par magie », les choses s’arrangeront. Sans vraiment y croire, on espère que ce que nous vivons n’aura été qu’une crise dont nous réussirons à réchapper, « comme d’habitude ».

Nous considérons avec mépris nos ancêtres qui, terrorisés par une nature qu’ils ne parvenaient pas à contrôler et comprendre, s’attribuaient un pseudo-pouvoir magique pour se rassurer. Mais aujourd’hui, c’est nous qui méritons ce regard méprisant, car c’est nous qui nous en remettons à une croyance magique. Celle-ci signale un désarroi et une impuissance qui traduisent d’abord la destruction systématique de tout ce qui pourrait nous permettre d’imaginer, activement, collectivement, pratiquement, politiquement, ce que demande l’avenir. Nous « devons croire » que ceux qui « savent » (et/ou ont les moyens) nous préserveront, alors que ce sont eux, ou leurs prédécesseurs, qui ont promu sous le nom de « développement » l’entreprise littéralement insoutenable d’appropriation et de mise en exploitation dont nous mesurons les conséquences aujourd’hui.

Est-ce une forme de ce que vous appelez une alternative infernale ?

Par « alternatives infernales », nous entendons un ensemble de situations formulées et agencées de sorte qu’elles ne laissent d’autres choix que la résignation, car toute alternative se trouve immédiatement taxée de démagogie : « Certains affirment que nous pourrions faire cela, mais regardez ce qu’ils vous cachent, regardez ce qui arrivera si vous les suivez. »

Ce qui est affirmé par toute alternative infernale, c’est la mort du choix politique, du droit de penser collectivement l’avenir. Avec la mondialisation, nous sommes en régime de gouvernance, où il s’agit de mener un troupeau sans le faire paniquer, mais sous l’impératif : « Nous ne devons plus rêver. » Affirmer qu’il est possible de faire autrement, ce serait se laisser abuser par des rêves démagogues. On dira par exemple : « Ceux qui critiquent le libre-échange ne vous disent pas que les conséquences de mesures protectionnistes seront l’isolement total et l’arrêt cauchemardesque de tout échange avec les autres pays. Si vous voulez que notre pays reste ouvert, il faut accepter le libre-échange et donc les sacrifices que demande la compétitivité. » Or, le protectionnisme n’a jamais signifié la fin des échanges. De la même manière, lorsqu’on critique l’innovation comme synonyme de progrès, on entend souvent : « Renoncer à l’innovation, c’est faire le choix d’une société frileuse, qui refuse l’avenir ; nous ne pouvons plus revenir en arrière, nous devons nous adapter et faire confiance. » Cet opérateur rhétorique, ce « nous-ne-pouvons-plus », a précisément vocation à faire taire ceux qui disent « mais-qu’êtes-vous-en-train-de-faire ? ». Nous devons faire confiance, car nous n’avons pas d’autre choix.

Le problème, c’est que ça marche. Quand on entend un politicien énoncer cela, on n’entend malheureusement derrière lui ni mugissement de rires ni concert de ricanements. Reconnaître ces types de discours et se protéger de leur emprise, voilà qui ferait partie d’une culture de la sorcellerie. S’en protéger, c’est aussi savoir en rire, ricaner, avoir sur soi des boîtes à rire qui meuglent – faire d’abord preuve d’irrespect.

Or l’énonciateur de ce type de discours ne peut pas être réduit à un vendu, un corrompu, un bankster, etc. Le problème est plus compliqué, en ce sens que ceux qui annoncent une alternative infernale se trouvent eux-mêmes séparés de leur puissance d’agir et de penser. Ils ne savent réellement pas comment faire autrement. C’est pourquoi j’ose penser que la dérision et la compassion sont plus efficaces que la dénonciation. Celle-ci peut renforcer leur sentiment d’héroïsme responsable face à des accusations injustes. Il s’agit plutôt de les démoraliser, de leur faire abandonner leur rôle de berger moralisateur et pédagogue – voire d’exiger d’eux qu’ils partagent avec nous ce qui les réduit à l’impuissance, au lieu de relayer des mensonges lénifiants. S’ils prétendent lutter, qu’ils nous donnent des nouvelles du front, qu’ils nous expliquent ce à quoi ils se heurtent, qu’ils nomment les « sorciers » et la manière dont ils agissent – bref qu’ils cessent de collaborer sous prétexte que sans eux ce serait pire.

Jean-Claude Michéa parle du « complexe d’Orphée »(2) pour caractériser le refus des gens de gauche de regarder vers le passé. Pour la gauche, ce serait indigne, tant elle se trouve sous l’emprise d’un surmoi progressiste : ce serait un truc de femmelette, d’enfant ; l’attitude virile étant d’aller toujours de l’avant, quel qu’en soit le prix. Il semble pourtant raisonnable de penser le présent et l’avenir à partir du passé…

Ce progressisme à tout prix de la gauche, en union sacrée avec le rationalisme, est particulièrement présent en France. Il y a un réflexe conditionné contre tout ce qui pourrait paraître régressif. Mais de manière générale, la perte de la référence au progrès a profondément déboussolé la gauche. La rencontre avec les préoccupations écologistes a été manquée, et on peut dire que désormais elle « subit ». Ceci dit, regarder en arrière n’est évidemment pas suffisant – c’est aussi ce que font les fascistes. Le passé, il s’agit plutôt de se le réapproprier, d’en faire une puissance de pensée, pas une référence nostalgique. La question serait alors : de quel passé s’agit-il d’hériter ?

À la fin de La sorcellerie capitaliste, nous évoquons les sorcières néopaïennes aux États-Unis. C’est un mouvement politique proche des anarchistes, qui rappelle que l’Europe est devenue moderne en éradiquant la culture paysanne, annonçant par là ce qu’elle ferait subir aux peuples et civilisations colonisés. Cette destruction au nom du progrès a commencé par se faire à l’intérieur de nos propres frontières. Les sorcières néopaïennes cherchent à ne pas oublier que le capitalisme n’est pas seulement exploitant mais aussi expropriant : il s’empare des pratiques et intelligences collectives en les redéfinissant sur des modes qui sont ceux de la destruction et de l’appropriation.

L’intelligence collective est toujours une intelligence « attachée », c’est-à-dire se définissant par rapport à une situation et aux attaches multiples qu’elle crée, sociales ou territoriales par exemple. Le capitalisme fonctionne en détruisant tout attachement, dont celui au passé, et il considère comme suspecte et dangereuse toute intelligence collective qui revendique ses attaches.

Est-ce que ça veut dire que l’idéologie du capitalisme, plutôt que de se résumer au néolibéralisme (ce qui est un point de vue assez convenu), passerait par la notion de « progrès » ?

Je dirais plutôt que l’idée de progrès a été partagée par ceux qui luttaient pour la justice sociale et ceux qui luttaient pour le développement industriel, avec toute l’exploitation qui va avec. C’était une idéologie partagée. Ceux qui dénonçaient le capitalisme en l’assimilant à un système destructeur étaient considérés comme des réactionnaires, opposés à l’idée de progrès. Aujourd’hui que cette notion a perdu de sa superbe, le néolibéralisme affiche plus clairement sa dimension d’expropriation. Celle-ci devient ouvertement le prix du progrès. La flexibilité est l’impératif catégorique, le progrès n’étant plus que sa résultante postulée. Le néo-management, l’économie de la connaissance, la compétitivité sont des mots d’ordre au nom desquels sont détruites les raisons qu’ont les gens d’être attachés à ce qu’ils font et à ce qu’ils peuvent faire ensemble. « La fête est finie », en quelque sorte. Dans les universités, on vit ça tous les jours : au nom de la compétitivité, la destruction des liens entre les gens est devenue la règle. Les anciens progressistes se retrouvent nus, incapables d’avancer un argument positif et consistant en faveur du progrès, ils sont réduits à répéter qu’on-ne-peut-pas régresser.

Pour aller plus loin, on pourrait citer un exemple : aujourd’hui, les bergers sont obligés d’identifier leurs brebis avec une puce électronique, lisible sans contact (RFID), c’est-à-dire qu’on a mis directement en interface la bête et le système informatique – qui est en fait un système de gestion industriel des flux de marchandises. Les bergers se retrouvent dépossédés du sens de leur métier et les animaux sont réduits à des carcasses vivantes. Bien sûr, ils ont pour vocation de produire de la viande, mais ils ne se résument pas qu’à ça : il y a une relation forte qui s’établit entre l’homme et la bête, un compagnonnage. Dans le cas de l’informatisation du traitement de ces brebis, ce n’est pas une logique libérale qui est à l’œuvre mais plutôt une logique néo-bureaucratique avec une nationalisation du cheptel par un État qui prend en main toutes les bêtes présentes sur le territoire. L’État gère le cheptel national pour la productivité nationale. On est dans un schéma qu’on pourrait presque qualifier de « néosoviétique(3) ». En ce sens, le discours habituel sur l’antilibéralisme est peut-être un effet de capture et d’envoûtement : on n’est pas dans une société seulement libérale, mais dans une société bureaucratique où tout est standardisé, régulé par en haut, dans une sorte de néosoviétisme numérique.

L’étiquette néolibérale n’est peut-être pas la meilleure en effet : la surveillance, l’évaluation inquisitoriale, le harcèlement sont devenus la règle. Cependant, dans les grands textes libéraux du début du XIXe siècle en Angleterre, il y avait déjà une espèce de religion, une morale sous forme d’impératif catégorique : un « tu dois ». Ce n’était déjà pas un libéralisme au sens strict de liberté du commerce, dans le sens où ces libéraux-là voulaient réinventer la société.

Foucault l’a très bien vu(4) : il y a quelque chose de l’ordre de la religion qui demande que les attaches soient détruites, parce que toute attache est un obstacle au marché. Et c’est à l’État qu’il appartient de prendre en charge ce devoir religieux. Le capitalisme, lui, n’a rien de religieux. Pour détruire ce qui fait obstacle à son fonctionnement et arriver à ses fins, le capitalisme a besoin de l’État.

C’est ainsi qu’en fonction des époques et des enjeux, la distribution entre ce que l’État laisse faire au capitalisme et ce que le capitalisme fait faire à l’État s’est établie et a pu évoluer. On ne peut pas comprendre l’un sans référence à l’autre. Par exemple, le capitalisme fait endosser à l’État la tâche d’encourager la flexibilité du marché du travail ; mais quand l’État, comme c’est le cas aujourd’hui, fait de cette tâche une religion sous couvert de modernisation, la flexibilité devient sacro-sainte, un « tu dois ». De même pour la gestion des flux : les bergers « doivent » s’adapter, au même titre que les universitaires et les infirmières, même si cela détruit ce qui donnait sens à leur métier. Le capitalisme n’en demandait peut-être pas tant, mais l’État doit « croire » à sa mission. En retour, il laisse faire le capitalisme en espérant que, par magie, les problèmes se résolvent par la croissance et le progrès capitalistes. Nos gouvernants entretiennent donc un rapport quasi magique avec le capitalisme : plus on le laisse faire, plus on délègue à l’OMC(5) de leviers d’actions qui auraient pu leur permettre de garder la main, plus ils doivent croire que la croissance et la compétitivité sont les solutions aux problèmes dont, autrefois, ils avaient la charge. L’irrationalité d’État atteint une intensité jamais vue auparavant. Nous sommes dans un moment ultra-magique de l’histoire.

Vous évoquiez les sorcières néopaïennes, dont le mouvement a pris de l’ampleur aux États-Unis au début des années 1980 sous l’influence de Starhawk, l’une de ses principales théoriciennes. Vous avez postfacé son ouvrage fondateur Dreaming the Dark. Magic, Sex and Politics(6). En quoi est-ce une source d’inspiration pour votre travail ?

J’y ai trouvé une pensée forte, lucide et pragmatique, dénuée de tout accent New Age, contrairement à ce que je craignais initialement. Son analyse historique de la chasse aux sorcières qui s’est déroulée en Europe au XVIIesiècle a transformé ma manière d’appréhender le système capitaliste. Starhawk l’envisage non pas comme un moment de folie périphérique, mais comme un événement politique inséparable de la révolution capitaliste alors en cours. C’est l’époque des enclosures, des « mises en clôtures » : même si elles appartenaient formellement au seigneur, les terres autrefois d’usage commun, les commons, sont clôturées. On cherche désormais à en tirer un profit maximum : la valeur d’échange supplante la valeur d’usage. L’intelligence collective des usages est détruite, le droit de propriété se change en droit d’abuser. Le travail et le profit deviennent une sphère autonome, une fin en soi, et la terre une simple ressource.

Je n’ai pas rêvé de devenir sorcière en lisant Starhawk. En revanche, la mémoire de ce moment oublié de l’histoire, quand ce qu’on appelle « modernité » a pris naissance, s’est activée en moi. Cela m’a permis de « dénormaliser » cette modernité qu’on nous a appris à penser comme étape logique dans l’évolution.

C’est de là que j’ai compris et pensé le capitalisme non pas seulement comme exploitation, mais comme expropriation. Et la notion de Reclaim, que j’ai choisi de traduire par « réappropriation », est une réponse collective mobilisée par les sorcières néopaïennes pour lutter contre l’expropriation capitaliste. Cette notion permet de sortir de la polarité traditionnelle qui a empoisonné la gauche, à savoir réformisme et révolution. Si l’on considère, à juste titre, que le capitalisme n’est pas réformable, il ne semble rester que la révolution, mais celle-ci a trop souvent été pensée comme la fin de l’exploitation capitaliste : il s’agissait pour celui qui était exploité de trouver par le mouvement révolutionnaire la puissance de récupérer ce qui lui avait été pris.

Avec le Reclaim, il s’agit aussi de récupérer ce qui a été détruit : en coupant les attaches qui relient les gens à une situation, l’expropriation a détruit leur capacité à poser collectivement leurs propres problèmes, ce qu’on peut appeler une intelligence collective. Reclaim, c’est récupérer, mais aussi guérir ou régénérer. Ce n’est pas seulement reprendre ce qui est à nous : l’expropriation est un processus beaucoup plus grave, car ce qui a été pris est une puissance de penser, d’agir et de coopérer dont la perte ne laisse pas indemne.

Pendant longtemps, on a cru que les mouvements ouvriers pouvaient retrouver cette intelligence collective. Mais lorsque l’État a été chargé du maintien de la paix sociale, les syndicats n’ont pas vu la menace d’expropriation, comme lors de la prise en main du mouvement mutualiste par l’État-Providence d’après-guerre. La lutte s’est concentrée sur la seule question de l’exploitation et d’une juste distribution des fruits d’un travail (dont la définition reste pourtant l’affaire du patronat). Aujourd’hui, les syndicats sont devenus une force seulement défensive, non plus inventive, qui proteste, mais qui ne peut que partager les rêves d’un retour à la croissance – les alternatives infernales font pleinement prise.

Le détour que vous faites par les sorcières n’est-il pas un détour artificiel, presque un gadget ? On a parfois l’impression que vous y puisez des choses certes intéressantes, mais pas forcément indispensables pour poser et penser la question de la réappropriation…

Primo, ce Reclaim politique qui, je le rappelle, s’inscrit dans un mouvement politique existant depuis plus de trente ans aux États-Unis n’est pas n’importe quoi. Ce mouvement a réussi à tenir pendant les années Reagan, il est très impliqué dans l’activisme altermondialiste et Occupy Wall Street. Je pense que la manière dont il a réussi à résister et à apprendre à chaque moment clé de son histoire (ce que demande « le travail de la déesse », comme elles disent) marque l’importance de pratiques rituelles qui sont d’un grand pragmatisme. Il s’agit de cultiver les forces qui permettent de guérir dans un monde qui nous rend tous malades, et d’honorer ce qui nous aide à guérir, à retrouver les capacités d’une intelligence collective. Cela demande une culture pratique, expérimentale même, dont nous aurions tort de rire, car c’est précisément ce qui a manqué aux syndicats, mais aussi à la gauche marxiste.

Et secundo, épreuve et défi : prenez ça dans la gueule, petit français, petit homme ! Car c’est un défi féministe. On peut bien sûr dire qu’on est au-delà de ça, mais cela signifie surtout un mépris viril des rites et des manières, des artifices « magiques », qui permettent d’apprendre ensemble. La vérité et l’authenticité de nos convictions nous suffisent… Je pense que ce qui nous bloque, c’est d’abord la crainte de régresser, la peur d’être ridicules, la croyance dans notre auto-suffisance, bref l’insécurité propre aux traditions viriles.

À côté de la « sorcellerie capitaliste », il en existe une autre, celle de la science, que vous abordez notamment dans votre livre Une autre science est possible(7). Vous êtes une des rares intellectuelles à poser par antiphrase ce que vous appelez « la petite question » du lien entre désastre écologique et développement scientifique – qui pourrait pourtant bien être la grande question de notre époque. Vous y répondez en disant que la science est un des facteurs majeurs du « développement insoutenable » que nous connaissons aujourd’hui. Comment et pourquoi la science a-t-elle effectivement contribué au désastre actuel ?

Le rôle de chaque type de science doit être distingué. Du point de vue de la responsabilité dans le ravage écologique, les sciences sociales jouent un rôle secondaire, mais pas dans le ravage des capacités d’agir, car elles ont trop joué à la critique des illusions, comme si une vérité triste pouvait aider à penser et agir. On peut faire confiance aux sociologues pour « expliquer » un mouvement comme celui des sorcières néo-païennes par de grandes généralités, qui reviendront toutes à éliminer comme sans intérêt ce qu’elles apprennent, l’art qu’elles appellent « magie ».

Néanmoins, je pense surtout aux sciences dites dures, dont la responsabilité directe, constitutive, par rapport à la situation actuelle remonte à la seconde moitié du XIXe siècle. À cette époque s’établit un véritable rapport de symbiose entre sciences de laboratoire et développement industriel, selon le modèle de ce que les scientifiques appellent la « poule aux œufs d’or », celle qu’il ne faut surtout pas tuer.

La science a obtenu de l’État d’être subventionnée parce que ses œufs, transformés en or par le développement industriel, sont réputés bénéficier à toute l’humanité. Les scientifiques ont gagné la liberté de poser leurs propres questions, mais en admettant dans le même mouvement de se mobiliser sur ces seules questions. Ce que deviennent leurs œufs, d’une part cela ne les regarde pas, et d’autre part, c’est ce qui leur vaut la reconnaissance de l’humanité. Et on entend alors les chercheurs s’exclamer : « Telle question n’est pas scientifique, ça ne nous regarde pas, laissez-nous pondre ! Ne nous retardez pas quant à l’avancement de la connaissance qui est la seule clé du progrès de l’humanité. »

La mentalité « poule aux œufs d’or » implique donc que les communautés scientifiques entretiennent des rapports privilégiés avec ceux qui peuvent valoriser (transformer en or) leurs résultats. Pour le reste, elles se font gloire de fonctionner en vase clos. Les scientifiques sont formés à repousser comme non scientifiques, et donc irrecevables, les arguments de ceux qui objectent en les plaçant sous le signe d’une crainte frileuse du changement – de quoi satisfaire pleinement l’industrie ! Mais on est loin ici de « l’esprit scientifique » ; ce n’est en effet qu’un caquetage de poule, avec une imagination raréfiée.

Ce qu’auraient pu être les sciences dans une autre situation reste une inconnue historique. C’est même l’inconnue de l’avenir, s’il y a un avenir. Car nous aurons besoin de savoirs scientifiques, mais pas de ceux que privilégie la symbiose avec l’industrie.

On accorde théoriquement à la Science un rôle d’expertise pour justifier une innovation. Sur la question des OGM, par exemple, il y a deux lignes de critiques fondamentales : la première questionne les impacts sur la santé, la nature, l’environnement, etc., ce qui donne lieu à des controverses scientifiques avec Gilles-Éric Séralini, professeur de biologie moléculaire, qui monte un dispositif expérimental montrant les effets cancérigènes des OGM sur des rats. Dans ce cas, la question des OGM devient un débat scientifique entre des biologistes et leurs protocoles expérimentaux concurrents. Mais il y a une seconde ligne d’argumentation, à notre avis plus pertinente, et qui n’a rien à voir avec la science, c’est une critique politique consistant à dire : les OGM continuent la logique des enclosures en expropriant les paysans de leur capacité à ressemer le grain qu’ils ont planté. L’industrie consolide ainsi son monopole, et s’assure d’un profit permanent. Dans la première critique, on fait confiance à des experts sur des dispositifs expérimentaux ; dans la seconde, on peut comprendre la logique soi-même, se la réapproprier et en faire une puissance propre. On n’a plus besoin de se référer à telle ou telle personne faisant autorité, ni à « la Science », censée être désintéressée, pour s’y opposer : on a juste besoin de comprendre que la technoscience d’aujourd’hui est en réalité au service d’intérêts politiques et économiques.

Je ne vois pas quelle « puissance propre » confère le fait de comprendre cela « soi-même ». Que la recherche doive servir la croissance et la compétitivité est ce que proclament nos autorités. Ce que je sais, c’est que si la question des OGM a été l’occasion d’une réappropriation, c’est précisément parce que des questions nouvelles ont été mises en politique et que l’on a appris à faire bafouiller les experts, à interroger leur soi-disant expertise. Et ce n’est qu’un début.

Lorsque l’Inra déclare : « Notre responsabilité est de nourrir 9 milliards d’êtres humains », elle ne devrait pas pouvoir le faire impunément. Tout biologiste de l’Inra devrait être exposé à la question : Que connaissez-vous aux famines ? Quelle est votre expertise en la matière ? Vos collègues spécialistes de ce sujet sont-ils d’accord ? Il ne s’agit pas d’opposer l’autorité des faits de certains scientifiques à l’autorité d’autres, mais de souligner l’absence d’autorité du biologiste de l’Inra et révéler sa dépendance à des faits qui ont été produits dans un environnement de laboratoire, purifié, raréfié, excluant tous les autres faits que les productions de famine impliquent, mais qui n’intéressent pas le moins du monde l’industrie.

Par conséquent, la question n’est pas de se référer à une personne faisant autorité, ni à « la Science ». Séralini n’est pas désintéressé, il est inquiet et révolté. Et ce n’est pas à une controverse entre collègues à laquelle on a assisté, c’est à un conflit ouvert qui n’a rien de politiquement neutre. J’ai l’impression que vous avez besoin de caricaturer pour faire prévaloir une réappropriation « purement politique ». Votre « on a juste besoin » est précisément ce dont je me méfie, comme s’il suffisait d’arriver à la bonne position politique, de dénoncer, d’avoir raison, en parfaite autosuffisance. On n’aurait pas besoin de s’intéresser aux scientifiques ; les identifier aux intérêts qu’ils servent suffirait. On n’aurait pas besoin de Séralini ni de ce que nous apprend la manière dont on l’a fait taire. On n’aurait pas besoin de créer des alliances transversales. On n’aurait pas besoin d’apprendre comment donner à une situation le pouvoir de faire penser ensemble tous ceux que cette situation concerne, comment articuler les savoirs impliqués dans cet « ensemble ». Se réapproprier quelque chose, ce serait alors simplement, comme d’habitude, prétendre avoir les seuls bons critères pour définir une situation. C’est-à-dire donner à l’adversaire les moyens de clore un dossier comme celui des OGM – il aurait tellement voulu pouvoir dire : « L’opposition est seulement politique. »

Mais pourquoi selon vous les scientifiques se sont-ils laissés enrôler par le modèle de la poule aux œufs d’or ?

On pourrait répondre par l’attrait du pouvoir, mais ils voulaient aussi défendre quelque chose qui est justement ce qu’ils perdent aujourd’hui : le jeu des propositions et des objections qui décide de la viabilité de « faits » nouveaux. Ce jeu – qui les réunit et les fait jouir, mais aussi penser – est un jeu certes viriloïde, mais non dénué d’intérêt, parce qu’il est un exemple d’intelligence collective, ce qui suppose une science inventive, non dominée par une méthodologie objectiviste.

Or, aujourd’hui, avec l’économie de la connaissance, l’industrie s’est accaparée le pouvoir de leur dicter les questions. C’en est donc fini de leur jeu. Ils ne sont plus maîtres des questions à poser, des épreuves qui décident du caractère fiable d’une réponse. Ils doivent pondre des projets qui sont censés attirer des investisseurs, promettre des innovations et produire des brevets. La prise de brevet devient pour eux la réussite par excellence, bien plus que la manière dont leurs collègues évalueront leurs propositions. Leurs champs de recherche sont de plus en plus circonscrits par les brevets existants qui soustraient à leurs questionnements des pans entiers de leur discipline.

La poule aux œufs d’or, telle qu’elle existait jusque dans les années 1970, est morte. Mais la soumission aux mots d’ordre capitalistes de profitabilité et de flexibilité se traduit par l’amertume, le cynisme, ou l’opportunisme sans vergogne. La défaite entraîne rarement autre chose que le ressentiment.

Pour que la Science ne participe plus à la production du désastre actuel, vous défendez l’idée d’une « intelligence critique des sciences », c’est-à-dire d’un public d’amateurs intéressés et concernés par les sciences. Pourquoi pas, mais n’est-ce pas quelque peu naïf d’un point de vue sociologique, comme si la relation essentielle était celle des scientifiques face au public intéressé – et non celle face aux financeurs et donneurs d’ordre. Derrière le mot « Science », des pratiques sociales très différentes se sont développées. Aujourd’hui, le chercheur a besoin de capitaux immenses pour réaliser la moindre de ses expériences. Dans ce contexte de « Big Science », l’interlocuteur essentiel ne sera jamais ce public d’intéressés (si tant est qu’il puisse advenir un jour), mais les financeurs, privés comme publics…

Vous avez encore une attitude de sociologue, avec des macro-positions. Mon argument sur les amateurs qui ne s’en laissent pas compter est là pour dramatiser leur absence, pour « dénormaliser » les réflexes conditionnés qui rendent inimaginable la possibilité d’un « public » se mêlant à ce qui ne doit pas le regarder. Il s’agit de susciter de la pensée, c’est-à-dire un sens du possible là où il y a désastre, et cela quelles que soient les probabilités que vous ayez d’avoir raison. Je tente d’éviter les gros mots d’ordre qui servent d’étendard dans les champs de bataille. J’évite, par exemple, d’opposer la « raison » et les « valeurs », et j’aimerais permettre de poser des questions plus redoutables, porteuses d’alliances plus inquiétantes pour l’ordre public. Avec l’affaire des OGM, un public intéressé s’est constitué sur les questions de l’agriculture, et cela importe à trois niveaux. D’abord, c’est un cauchemar pour l’Inra. Ensuite, c’est un possible éventuel pour les chercheurs qui se font écraser par la Big Science. Enfin, c’est un appui pour ceux qui ont besoin non de budgets pharaoniques, mais du temps nécessaire à la création de rapports avec les agriculteurs en dehors des termes de l’expropriation.

Mais un possible souhaitable, ne serait-ce pas de faire descendre la Science de son piédestal, voire même de la déserter comme l’a proposé le groupe « Survivre et vivre » dans les années 1970 ?

Tout mon travail est de défaire l’amalgame qu’on appelle Science, de la faire descendre de son piédestal. Mais j’essaie de le faire sur un mode qui souligne la singularité des pratiques scientifiques que le capitalisme est en train de détruire. Il faudrait permettre aux scientifiques de pouvoir se réapproprier cette singularité contre les manières mensongères d’en faire un modèle de rationalité. Il est important alors de ne pas ignorer la jouissance qu’ils éprouvent dans ce travail d’objection et d’invention, caractéristique de l’activité scientifique.

Oui, mais si ce qui les fait jouir est aussi hostile à l’humanité que la physique nucléaire, pourquoi ne pas leur dire, avec les surréalistes de 1953 : « Vidons les laboratoires ! » ?

Mais non ! C’est la liaison avec l’industrie qui peut être dite hostile à l’humanité. Quand Jean Perrin réussit à compter les atomes, ou Joliot-Curie à définir la radioactivité spontanée, même si cela a permis ensuite de construire la bombe atomique, c’est une réussite, nom d’une pipe ! Plus précisément, c’est une réussite pour les scientifiques, pour ceux qui se sont réunis autour du problème, qui ont pensé, agi, objecté, c’est-à-dire travaillé ensemble, en dépendance les uns des autres. Une telle réussite ne peut être caractérisée comme hostile à l’humanité. J’ai peur de ceux qui croient pouvoir parler au nom de l’humanité, que ce soit dans les termes d’une logique missionnaire ou propagandiste de « la Science », ou dans ceux qui visent la destruction de ce qu’ils jugent hostile. Tous pensent savoir ce qui est bon pour l’humanité.

Est-ce que vous ne nous rejouez pas l’opposition de la recherche pure, désintéressée, en laboratoire, et les mauvaises applications ? Prenons les OGM : l’action primordiale a été de casser des serres expérimentales. C’était une attaque frontale contre la recherche. Il ne faut pas se leurrer : les investisseurs n’ont pas dépensé des millions dans ces recherches-là pour laisser quelques laborantins faire joujou. S’il y a le moindre profit à la clé, il en sera tiré.

Encore une fois, c’est la connivence entre l’industrie et la Science qui pose problème – sans parler de l’armée, qui, elle, n’a pas besoin de prétendre servir le Progrès. Les serres expérimentales que l’on a brisées ont souligné cette connivence. Ces expérimentations préparaient un investissement industriel, en le rendant « acceptable » par la population. Mais la question ne se limite pas à celle de la science désintéressée. L’agro-écologie, par exemple, a besoin d’un tout autre type d’institution scientifique, parce qu’elle refuse les innovations qui se traduisent par une logique d’expropriation. Il faut chercher à caractériser les sciences avec le même soin qu’un romancier caractérise ses protagonistes : ne pas fabriquer des fables morales mais des questions qui fâchent, c’est-à-dire qui divisent la communauté scientifique. Si l’on agit sur un mode insultant, on ne risque rien : les scientifiques réagiront en bloc et se montreront tout aussi bêtes qu’on se les représente. Créer un bloc d’ennemis furieux, cela ne laisse plus d’autre choix que les éradiquer, en toute bonne conscience politique.

Au sujet de l’impuissance, il y a dans votre travail une tension entre deux pôles. D’un côté l’impuissance tient avant tout à des prisons mentales ou discursives : nous serions enfermés dans nos têtes, et c’est cela qui verrouillerait notre puissance d’action. D’un autre côté, vous insistez sur l’expropriation et l’exploitation qui semblent plus cruciales. On a en effet le sentiment que notre impuissance est plus liée à l’organisation matérielle de notre société et notamment au fait qu’on a cessé de faire plein de choses par nous-mêmes en s’en remettant à des institutions pour des raisons de rationalisation et d’organisation : préparer sa nourriture, construire sa maison… On a délégué tout cela à des institutions éloignées qui, finalement, nous condamnent à l’impuissance en nous rendant dépendants d’elles. C’est pour cette raison qu’il faut se réapproprier les choses : se soigner soi-même, participer à la production collective de la subsistance commune, etc. Il n’y a là aucun rêve autarcique à la Robinson Crusoé, mais un besoin de se réapproprier les choses simples pour sortir de la dépendance dans laquelle on est tenus – dépendance qui est le socle de notre domination. D’où la question : qu’est-ce qui scelle notre impuissance ? Il y a certes les discours, le verrouillage par la tête, mais n’est-on pas aussi tenu par une organisation sociale qu’il faudrait réussir à remettre en cause ?

Les mouvements de réappropriation dont vous parlez m’importent, mais pourquoi en faire un étendard, un nouveau « il faut » ? Pourquoi chercher la véritable réponse à la domination, celle qui s’attaque à son socle ? Se réapproprier quelque chose n’est jamais simple, et les « choses » ne sont jamais simples. Cela, je l’ai appris des activistes du Reclaim et des artifices dont elles ont éprouvé la nécessité. La réappropriation est une re-création, elle implique une réinvention de pratiques, une régénération qui ne s’accommode d’aucune opposition simplificatrice entre « ce qui est dans nos têtes » et ce qui serait « plus crucial ». C’est une tentation bien française, viriloïde à nouveau, de chercher « le plus crucial », de camper du côté de ce qui a le pouvoir de disqualifier « le reste », y compris, par exemple, les rares médecins qui luttent contre l’emprise pharmaceutique. Dans ce contexte, c’est-à-dire indépendamment de vos expérimentations effectives et des apprentissages qu’elles vous imposent, vos exemples me semblent surtout faire rimer simplicité avec quelque chose de l’ordre du vrai, de l’authentique. Quant à l’idée qu’il y a une organisation sociale à remettre en cause, que nous sommes en situation de dépendance radicale, c’est aussi le sens de mon affirmation selon laquelle les alternatives infernales ne sont pas seulement discursives : quand les politiques ou les patrons disent : « C’est ça ou la délocalisation ! », beaucoup de choses derrière se sont agencées pour que les verrous soient mis et que la délocalisation représente une vraie menace. Une alternative infernale n’existe donc pas seulement « dans les têtes », elle s’organise et se monte de toutes pièces, matériellement. Ainsi, avec le traité transatlantique, ce ne sont pas seulement l’Europe ou les nations mais bien la moindre des municipalités qui pourra être empêchée demain de prendre une mesure diminuant la profitabilité d’un investissement, même si elle est seulement escomptée. On a devant les yeux le triomphe absolu d’un réseau dense et nouveau d’alternatives infernales. Tout le pouvoir de se déterminer localement, à quelque degré que ce soit, sera soumis à un tribunal non pas judiciaire mais arbitral, jugeant, au sens où l’OMC juge, les infractions au libre-échange et au profit. Ainsi les alternatives se fabriquent-elles, et, une fois fabriquées, elles deviennent un facteur d’impuissance matérielle loin d’être imaginaire.

Mais il pourrait bien y avoir des effets de seuil. Les « sorciers » deviennent trop visibles, trop pressés, peut-être trop confiants. Ce qu’ils sont en train de fabriquer répond à une logique d’expropriation trop crue. Ce qu’ils pourraient bien susciter est un nouveau mode d’illégalisme, le renouveau de ce que les États modernes ont combattu de toutes leurs forces en s’imposant comme les représentants de l’intérêt commun et en criminalisant les pratiques jugées déloyales envers les pouvoirs de « l’Ancien Régime ».

L’illégalisme, dès lors qu’il a atteint la propriété bourgeoise au XIXe siècle, ont beaucoup intéressé Foucault(8). Ce sont des pratiques et un nouveau type de déloyauté qui pourraient avoir de l’avenir. Dans ce cas, la question critique serait : comment mettre en échec la criminalisation de l’illégalisme qui a réussi au XIXe siècle ? Je retrouve là l’urgence d’alliances transversales, la nécessité de créer des rapports de connivence, voire de solidarités multiples, pragmatiques, entre ceux qui marquent leur récalcitrance. C’est ce tissage qui est la seule protection contre les prévisibles opérations d’isolement et de diabolisation.

De manière très pragmatique, avec beaucoup de différences et de prudence, on peut penser à des pratiques apparentées avec celles de la Résistance sous l’Occupation. Évidemment, le pouvoir en place n’a rien à voir avec le régime nazi : le sang ne coule pas, en tout cas pas massivement, il n’y a pas de torture, pas de déportation, etc. En revanche, nous sommes bel et bien régis par une puissance occupante, à laquelle il est légitime de résister. C’est une des choses, qu’à sa manière, l’histoire des OGM a réussi à montrer : face à l’illégalisme des mouvements anti-OGM, les pouvoirs publics ont échoué à dresser la population contre eux ; sans la multiplicité de leurs alliés, y compris parmi les scientifiques, les faucheurs auraient été nommés « terroristes ».

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Notes :

  • La sorcellerie capitaliste. Pratiques de désenvoûtement, Isabelle Stengers et Philippe Pignarre, coll. Les empêcheurs de penser en rond, éd. La Découverte, 2005.
  • Le complexe d’Orphée : la gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, éd. Flammarion, « climats », 2011.
  • À ce sujet, voir La bureaucratie néolibérale, Béatrice Hibou, éd. La Découverte, juin 2013.
  • Naissance de la biopolitique, cours au Collège de France, 1978-1979, Michel Foucault, hautes études, éd. du seuil, 2004.
  • Organisation mondiale du commerce.
  • 1982, traduit en France par Morbic : Femmes, magie et politique, coll. Les empêcheurs de penser en rond, éd. La Découverte, 2003.
  • Éd. La Découverte, coll. Les empêcheurs de penser en rond, 2013.
  • La société punitive, cours au Collège de France, 1972-1973, éd. Seuil, hautes études, 2013.

Jef Klak


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